Publié le 22 janvier 2025. Par Cloé Lachaux.
Au boulot !
Les défis de la démocratie, Cahiers français, La Documentation française, mai-juin 2024
Dans cette édition des Cahiers français consacrée à la démocratie, plusieurs spécialistes discutent des enjeux contemporains auxquels nos systèmes politiques font face, et proposent des pistes pour leur amélioration.
État des lieux de la crise démocratique par Perrine Simon-Nahum
Selon Perrine Simon-Nahum, la démocratie est confrontée à deux défis principaux : le renouveau des politiques publiques et la fragilisation des principes sur lesquels reposent les régimes démocratiques. L’un et l’autre sont touchés par le désenchantement et la délégitimation de la politique au profit de discours qui proposent de vidanger les institutions.
Selon elle, cette crise révèle notre impatience et notre habitus à l’immédiateté qui entre en collision avec un processus démocratique long. Nous aurions tendance à confondre démocratie et bienfaits de l’État-providence, en considérant ses bénéfices comme des exigences.
Néanmoins, elle pense que les démocraties sont largement capables d’être résilientes et de répondre aux défis (par exemple, avec le Covid), à l’image des citoyens capables de solidarité en temps de crise (elle fait notamment référence aux citoyens ukrainiens). Il subsiste toutefois de mettre en place quelques chantiers, et ce, à différentes échelles.
En ce qui concerne l’échelle internationale, elle identifie trois champs à investir : la lutte contre le terrorisme, la maitrise des technologies et la lutte contre le réchauffement climatique. Ces champs nécessitent une résolution commune, mais multidimensionnelle, pour que l’on soit capable de s’organiser à différents niveaux.
D’autre part, à l’échelle nationale, nous aurions besoin d’un chantier de légitimation de la politique comme principe, mais également de ses métiers (élus locaux, etc) ; ce qui nécessiterait de mieux impliquer les citoyens (les former, faire des conventions citoyennes et en faire quelque chose) et de valoriser les rapports individuels à la démocratie.
Rendre la vie politique plus démocratique, débat avec Marc Lazar et Anne Levade
Marc Lazar commence son argumentaire en soulignant qu’il croit plus à des mutations démocratiques profondes qu’à une crise démocratique. La méfiance réciproque entre les élites, les responsables et la population tiendraient selon lui à la crainte de démocratie directe et à la méfiance d’un pouvoir exécutif sans réel contre-pouvoir. Anne Levade partage largement ce point de vue – en particulier la défiance envers les élus du fait du manque de participation –, et pense qu’un élément clé sous-estimé a été le référendum de 2005 dans la rupture peuple-représentants. Elle ajoute que, selon elle, c’est une crise de la fiction démocratique qui s’opère, c’est-à-dire des valeurs fondamentales de la démocratie, telles que la représentation ou la règle majoritaire.
Marc Lazar pense à son tour que la fragilité démocratique est due au fait que la France est historiquement plus hostile aux compromis, que les corps intermédiaires ont été affaiblis et que les ressentiments contre la figure du président se sont accentués. Anne Levade complète son argumentaire en stipulant que l’absence de lien direct et l’affaiblissement d’intermédiaire entre représentants et représentés, dans un contexte français où nous sommes toujours friands de renouveau, exacerbe les volontés quasi-révolutionnaires. Toutefois, elle est persuadée que la Vᵉ république est un régime solide qui n’est pas un facteur d’aggravation de la crise démocratique (car elle est en constante réinvention), au contraire de certaines pratiques constitutionnelles. Pour Marc Lazar, nous aurions tout de même besoin d’une rénovation du Parlement en renforçant son pouvoir et ses exigences de délibération et de compromis (aujourd’hui mis à mal par la diabolisation des partis entre eux et par le souci d’urgence). Concrètement, renforcer le pouvoir du Parlement passerait par accorder plus de temps au travail législatif pour une meilleure qualité ; renforcer le contrôle du gouvernement et relégitimer les mécanismes institutionnels (tels que le 49.3) pour conforter leur utilisation.
D’autres outils devraient aussi être re-légitimés, voire développés. Marc Lazar propose ainsi plusieurs mesures pour répondre aux demandes d’une démocratie plus participatives. La première serait un élargissement et une diversification sociale de la classe politique pour une meilleure représentation ; la deuxième de favoriser la valeur du travail des associations et des corps intermédiaires ; et la dernière de développer certaines formes de la démocratie participative telles que les conventions citoyennes et les référendums.
Anne Levade soutient cet argumentaire en insistant sur sa réticence à substituer la démocratie participative à la démocratie représentative. De son point de vue, il faudrait d’abord relégitimer la démocratie représentative, puis y intégrer des mécanismes participatifs. Enfin, ils concluent ensemble qu’à l’avenir, nous devons être très attentifs aux risques d’un gouvernement des juges, qui serait profondément perçu comme en fracture avec la population.
Discussion des enjeux sécuritaires des États de droit entre Dominique Rousseau et Bertrand Mathieu
Selon Dominique Rousseau, nous assistons à des restrictions cumulatives de nos libertés dans le temps. Pour Bertrand Mathieu, cela tient au fait que nos libertés quotidiennes, que l’on pensait acquises, sont devenues contraintes par l’obligation de vie en communauté et par de nouvelles normes et menaces qui la fragilisent (qui renvoient au respect de la liberté d’autrui, à l’intérêt général et à l’ordre public).
Ces menaces, telles que la menace terroriste, justifient la mise en œuvre de moyens exceptionnels de surveillance et de répression. L’un des dangers auxquels nous sommes confrontés est la longévité de ces moyens au service de futurs gouvernements potentiellement mal intentionnés, ce qui permettrait la transition d’une société libérale à une société de surveillance (en particulier avec les nouvelles technologies). Ils pensent tous les deux que prévenir de ces abus liberticides nécessiterait de changer nos regards sur les institutions nationales et supranationales, qui sont garantes de nos libertés fondamentales. Ils proposent dès lors plusieurs solutions, telles que remettre le contrôle des organes policiers et d’autorité (tels que l’IGPN) aux mains de commissions indépendantes ou du Parlement, et rétablir un meilleur dialogue entre les Etats et les juridictions supranationales (qui nous protègent d’un État absolu) pour relégitimer leurs décisions et soutenir la garantie des libertés individuelles.
Combattre les inégalités selon Nicolas Duvoux
Les inégalités seraient, selon Nicolas Duvoux, un enjeu au cœur de la soutenabilité des démocraties. Il envisage les inégalités dans leur définition large (partage des ressources, identité, situation socioéconomique, accès à la santé, à l’éducation…) et à travers le prisme de la non-satisfaction des attentes d’égalité en démocratie.
Le combat contre ces inégalités s’opérerait autour de trois aspects : leur impact sur la (non) participation électorale ; l’exclusion de certains groupes au nom de l’insécurité sociale et l’influence de la concentration des ressources sur les choix collectifs.
Pour l’auteur, ces inégalités sont très importantes à appréhender puisqu’elles influencent directement l’assiduité à la participation électorale, qui est proportionnelle à l’âge et aux ressources économiques, sociales et culturelles des individus. Selon cette observation, notre système de vote serait disproportionnel et fragiliserait la démocratie en étant largement défavorable à la majorité. En effet, l’essentiel des richesses sont concentrées par les médias, les élites, les partis politiques, etc. qui ont profité de la mondialisation, alors que cette mondialisation a exclu culturellement, socialement et économiquement la majorité de la population. Les plus avantagés par la politique sont aussi ceux … qui ont le plus de pouvoir politique. Cette situation pousse les citoyens défavorisés vers des discours radicaux (majoritairement autour de l’insécurité sociale) qui excluent certains groupes (minorités, immigrés, etc.).
Dominique Bourg et l’urgence de la transition écologique
Pour Dominique Bourg, la fragmentation des démocraties, des canaux d’information et les inégalités excessives constituent un climat défavorable à la réalisation de l’urgence environnementale. Écologiser les démocraties nécessite, dès lors, leur transformation préalable.
La majorité des limites du système Terre, sous la pression de l’activité humaine, ont en effet été franchies en réduisant son habitabilité. Il convient alors de fondamentalement changer nos modes de vies et nos paradigmes pour assurer notre survie. Dans un premier temps, il s’agirait de réduire drastiquement nos consommations d’énergies et de ressources (infrastructures, etc.), et ce, en réduisant notre masse démographique. Ensuite, il s’agirait de substituer nos modes de productions actuels, inimitables par la nature, par des systèmes naturels, autant dans la création que dans l’absorption des matières : c’est une nouvelle civilisation qui serait à penser.
Malheureusement, selon l’auteur, ces exigences font face à des démocraties qui peinent à placer cet enjeu au premier plan, alors même que c’est un sujet qui doit être envisagé bien au-delà du simple consensus. Il pense ainsi que ce sont inévitablement les catastrophes climatiques successives qui vont nous obliger à agir concrètement.
Les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) et la démocratie selon Bernard Benhamou
Du point de vue de Bernard Benhamou, l’enjeu de l’omniprésence des NTIC concerne autant l’atteinte à nos libertés qu’un risque pour les fonctionnements démocratiques.
Nos données alimentent des programmes de surveillance massive, parfois en dehors des cadres légaux, pour satisfaire la « philosophie de l’hyper transparence » au cœur de nos modèles économiques et parfois politiques.
Le micro-ciblage utilisé par des plateformes accumulent des milliers d’informations sur les individus, non plus seulement pour analyser, mais influencer nos comportements de consommateur et nos convictions politiques (par exemple, la société Cambridge Analytica avait tenté d’influencer le comportement des électorats américains et britanniques en 2016). Ces technologies, avec des moyens d’informations et de désinformation inédits, sont du pain bénit pour les régimes autoritaires et les dictatures, puisque leur exploitation pérennise l’assise du régime en place (par exemple, le crédit social, l’interdiction de certaines plateformes ou les collectes de données ADN en Chine). L’auteur est particulièrement inquiet vis-à-vis du développement des technologies biométriques (celles qui analysent notre santé, etc) qui constituent un danger d’exploitation inédit, car elles seraient capables de prévoir jusqu’à nos émotions avant nous. Selon lui, l’enjeu est ainsi de limiter les risques d’exploitation et de diffusion des données personnelles, non seulement dans un cadre légal, mais aussi économique et politique, et de sensibiliser les citoyens afin de protéger les États de droit.
Former les citoyens à la démocratie par Iannis Roder
Pour Iannis Roder, l’accès à la citoyenneté se présente dès l’entrée à l’école, qui a une responsabilité critique dans la formation du libre-arbitre, du consentement et de l’adhésion aux valeurs de la république. Néanmoins, selon lui, on assiste à la faillite de ce système de connaissance globale au sein de la jeunesse, y compris, inévitablement, la connaissance politique.
Au-delà de ces méconnaissances, c’est aussi un rejet franc d’une frange des jeunes à notre modèle politique auquel on assiste, entre « incapacité de dialogue » et reconnaissance d’une démocratie participative plutôt que représentative. L’auteur tient cependant à remettre l’accent sur la responsabilité du système scolaire, orienté vers une efficacité effrénée qui ne prend pas le temps de correctement accompagner les élèves.
Dès lors, les chantiers à investir sont pluriels pour résoudre les fractures et partager les valeurs citoyennes avec le plus grand nombre. Il propose ainsi des mesures telles que la formation des enseignants aux principes républicains (pour mieux transmettre et appréhender des situations), l’encouragement de la mixité sociale, ou encore le réinvestissement des cours d’EMC (seuls cours actuels sur les valeurs de la République française, à raison d’une heure toutes les deux semaines) pour conférer un sentiment de légitimité politique aux jeunes et favoriser leur engagement politique.
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En conclusion, protéger la démocratie nécessite d’identifier ses failles, ce qu’on lui reproche, mais également les attaques qui la fragilisent. L’éventail est large et l’enjeu de taille ; de ce fait, les intervenants de ce dossier ont tenté de souligner les défis des démocraties et de proposer des pistes viables pour les relever.