Publié le 31 janvier 2025. Par Cloé Lachaux.
Sémantique du populisme
Le populisme est un terme qui apparaît pour la première fois en Russie dans les années 1860, relatif au mouvement du narodnitchestvo1. En France, il est concrétisé par son apparition dans le dictionnaire en 1929 et correspond aux critiques des courants littéraires de l’époque, perçus comme de la psychologie mondaine.
Aujourd’hui, il s’agit d’un mot “valise”, polysémique, au même titre que la démocratie, c’est-à-dire dont la manifestation varie beaucoup selon les lieux et les époques (on parle de populisme “médiatique”, de populisme “économique”, etc.). Fondamentalement, ce terme correspond aux personnes, aux comportements et aux idéaux qui aspirent à une autre politique que par un leader qui se présente comme le meilleur défenseur de la démocratie ou de la voix du peuple. L’un ne va pas sans l’autre, c’est-à-dire que la glorification du peuple passe nécessairement par une détestation des élites et une dénonciation du système en place.
En pratique, le terme “populiste” ou “populisme” dans les discours médiatiques, académiques et politiques est sur-utilisé, ce qui participe au floutage des contours de leur définition. Ils renvoient ainsi à la fois à une qualification et à une disqualification – souvent en confondant démagogie et populisme, notamment par l’utilisation du registre émotionnel – bien qu’il s’agisse de termes de moins en moins performant pour l’une comme pour l’autre (il devient difficile de crédibiliser et de décrédibiliser un leader/ un mouvement avec la simple qualification de “populiste”).
Strictement définir le populisme revient alors à faire l’écueil d’une correcte compréhension de ses expressions protéiformes. En vertu de cette hétérogénéité, cet article va privilégier le terme “des” populismes à celui “du” populisme.
Origines des populismes
Comme évoqué dans l’introduction, le populisme apparaît en Russie avec le courant révolutionnaire Narodnik entre 1840 et 1880. Les narodniki (“ceux du peuple”) étaient portés par des idéaux anti-modernistes, contre le pouvoir tsariste, et privilégiaient l’action au nom du peuple. La revendication d’action au nom de ce peuple justifiait des méthodes illimitées, telles que des attentats ou des assassinats. Le mouvement prend fin avec l’arrestation puis la condamnation à mort de nombreux de ses membres, mais son idéologie renaîtra à travers le parti des socialistes-révolutionnaires russes en 1901.
En France, les premiers mouvements populistes apparaissent dans les années 1880, en particulier avec le boulangisme, qui tient son nom du général Georges Boulanger. Le contexte du traumatisme de la défaite de 1872 contre l’empire allemand, de la commune de Paris, et d’un régime parlementaire assez fébrile permet l’érosion des idéaux de ce mouvement. Il est perçu comme un souffle de modernité par ses adhérents, qui représentent une frange des classes ouvrière et de la petite bourgeoisie. L’adhésion au boulangisme traduit la volonté d’un État fort et protecteur du peuple, le rejet des élites dirigeantes et des étrangers, et la méfiance entre les corps intermédiaires (élus) et le peuple. La difficulté du Général Boulanger à leader le mouvement va néanmoins participer à son morcellement.
Le boulangisme est contemporain de mouvements politiques similaires, les Ligues, qui lui trouvent des origines et des revendications communes. La “Ligue des patriotes” de Paul Déroulède, par exemple, est fondée en 1881, puis déchirée de l’intérieur, dissoute et recomposée en 1897. Elle affiche dès lors officiellement ses idéaux antisémites (anti-dreyfusard), anti-parlementaires et nationalistes. Ce concept de nationalisme est clé, car il deviendra la clé de voûte des revendications populistes de l’extrême-droite en France.
Dans le même temps, en 1891 aux États-Unis, un mouvement populiste s’illustre pour la première fois à travers un parti politique ; c’est le People’s Party porté par des exploitants agricoles qui dénoncent les innovations urbaines et plus largement la domination capitaliste.
L’exportation du populisme en Amérique latine prend quelques décennies, mais son surgissement en Europe est plus tardif, dans les années 1950. Cette génération de populisme s’illustre en France, après les Ligues d’après-guerre, par la figure de Pierre Poujade et de son parti, “l’union des commerçants et des artisans” (1953). Il représente les petits commerçants angoissés par les changements structurels de la mondialisation (nouveaux modes de production, de consommation, etc.) et fermement opposés à la domination des élites et au système parlementaire.
Presque vingt ans plus tard, en octobre 1972, un ex-député poujadiste du nom de Jean-Marie Le Pen fonde le “Front National”, un parti extrêmement hétérogène tant dans ses membres que dans ses idéologies (discours maurrassiens, ultra-xénophobes, nationaux-catholiques…), qui met toutefois d’accord ses membres autour d’une idée fondamentale : la protection d’une identité nationale. Après l’obtention de premiers sièges au Parlement européen en 1984 puis à l’Assemblée Nationale en 1986, le parti se consacre avec le passage de Jean-Marie Le Pen au second tour des élections présidentielles de 2002. Depuis l’élection de Marine Le Pen à la présidence du parti en 2011, une nouvelle architecture interne est mise en place pour se défaire des “casseroles” du passé (déclarations antisémites, racistes, négationnistes, etc.), à travers un travail de normalisation qui n’a pas débarrassé le parti du qualificatif de “populiste”. Marine Le Pen a cependant su transformer les discours du Rassemblement National – sans fondamentalement s’en séparer –, en présentant le parti comme représentant de la volonté du peuple, en particulier sur les questions de “priorité nationale”, d’immigration et de sécurité.
Moteurs des populismes
Si les formes et expressions du populisme varient, son essence demeure souvent la même : l’exploitation des sentiments d’insécurité des électeurs. Cette thématique, qui ne connaît ni limites temporelles ni géographiques, constitue un terreau fertile pour les discours populistes.
C’est tout d’abord l’insécurité économique qui cristallise les angoisses des citoyens, avec des changements structurels majeurs tels que les inégalités, la mondialisation, l’uberisation, la stagnation du pouvoir d’achat, les crises économiques successives et l’incapacité des experts et des institutions à prévoir et amortir leurs effets. Toutefois, les populistes peuvent trouver un électorat dans des populations qui ne sont pas nécessairement précaires (telles qu’en Suisse, aux États-Unis et en Pologne), mais réunies autour d’une définition identitaire très précise et le rejet du multiculturalisme, traduisant une crise politique et culturelle profonde.
Ensuite, c’est l’insécurité sociale, caractérisée par l’érosion de la confiance interpersonnelle (méfiance envers l’immigration, les voisins, les autres, etc.), qui nourrit les populismes, en particulier chez l’électorat de droite. Ce phénomène s’explique par la désagrégation des liens sociaux post-industriels (perte de lien social au travail, perte de cohésion des territoires, disparition de la conscience de classe) et l’affaiblissement des hyper-idéologies traditionnelles (religion catholique).
Enfin, trois phénomènes renforcent et installent les emprises populistes. Le premier, le plus connu, est la remise en cause de la démocratie représentative (en particulier après les référendums sur le traité constitutionnel européen en 2005) ; le second est la mutation de personnages politiques en figures charismatiques, extrêmement controversées (par exemple, en France, celle de Jean-Luc Mélenchon) ; le troisième est la reprise des termes de prédilections populistes – immigration, insécurité – par des figures/groupes politiques qui ne le sont pas (en France, on peut penser au groupe Les Républicains, par exemple).
Les populistes s’emparent ainsi des – anciennes et nouvelles – angoisses citoyennes, qui représentent, pour la plupart, des enjeux insolubles pour un gouvernement à lui seul (et encore moins par une personne unique), tels que le terrorisme islamique, le réchauffement climatique ou les changements numériques en s’imposant à la fois comme les porte-parole du peuple et les dénonciateurs des failles de la démocratie représentative et du libéralisme.
Lecture droite/ gauche des populismes
Dans certains argumentaires politiques et académiques, deux filons d’interprétation s’opposent pour parler des populismes. Ils correspondraient soit à une idéologie – c’est-à-dire à une idée politique – soit à un style, c’est-à-dire à un agrégat de différentes idéologies passées et combinées (en témoignent les mutations d’opinion du “Mouvement cinq étoiles” italien). Cette seconde interprétation a le mérite de souligner la diversité des populismes, qui peuvent être autant régionalistes (par exemple, la “Ligue du Nord” pour l’indépendance de la Padanie en Italie) et élitistes (par exemple, les populismes dits “des chefs d’entreprise” avec Donald Trump, qui avant d’être un homme politique était un promoteur immobilier) que de gauche ou de droite.
À travers le monde, il s’agit cependant d’un terrain largement dominé par la droite, avec des populismes de gauche et de gauche radicale en minorité et plutôt présents en Espagne (avec le mouvement Podemos) et en Amérique latine (avec, par exemple, la présidence d’Evo Morales en Bolivie). Avec les populismes de gauche, l’accent est mis sur la revalorisation du social et l’utilisation de modes d’action populaire (consultation, budgets participatifs, etc.) pour émanciper le peuple des dominations étatiques.
Il existe néanmoins une ambiguïté de certains mouvements et de certaines figures politiques qui s’imprègnent d’idéologies traditionnellement à gauche, telles que la lutte contre la corruption et en faveur de la transparence, le rejet des élites économiques et la lutte contre la concentration de pouvoirs. Juan Peron, acteur majeur de la politique argentine entre 1946 et 1974, cristallise cette ambiguïté : d’extrême droite et ancien soutien des puissances de l’axe, il arrive et se maintient au pouvoir de façon totalement arbitraire à partir de 1946. La manière dont il conduit la politique économique, étrangère et sociale du pays (entre autres en instaurant la retraite à 60 ans, l’assurance maladie ou l’augmentation du salaire des ouvriers) va cependant emporter un électorat inattendu : la gauche et l’extrême gauche.
Malgré ces ambivalences, les populismes de droite et de gauche se distinguent par un système de valeurs fondamentalement différent. Les populismes de droite tentent de satisfaire un électorat plus enclin à des retours autoritaires2 (retour à la peine de mort, etc.) et qui se méfient autant des élites économiques, culturelles et sociales que des immigrés (riches ou pauvres). Cette méfiance justifie des revendications nationalistes, voire xénophobes, qui impliquent que celui ou celle qui incarne ces revendications rejette nécessairement une frange du peuple (presque exclusivement les représentants au pouvoir et les immigrés). Parmi les mouvements porteurs de ces idéologies, on trouve, par exemple, “l’Estado Novo” de Getúlio Vargas au Brésil des années 30, le “Parti populaire danois”, “Droit et Justice” en Pologne, le “Fidesz” hongrois… Tant de mouvements à inspirations mutuelles, mais pas nécessairement cohérents entre eux.
Le populisme, viable en France ?
Les populismes se sont traditionnellement construits en opposition avec le pouvoir en place, ce qui rendait leur institutionnalisation inenvisageable. En réalité, de nombreux mouvements populistes ont été en mesure d’arriver au pouvoir et surtout de s’y maintenir. Ce maintien est, dans certains États, permis par le démantèlement du système préalablement critiqué (justice, autonomie des médias, inefficacité des corps intermédiaires, par exemple en Hongrie et en Pologne), et ainsi par l’annihilation des possibilités d’opposition politique. Ces pratiques qui frôlent l’autoritarisme peuvent notamment justifier leur longévité au pouvoir, mais pas uniquement. L’Amérique latine, par exemple, aujourd’hui reconnue comme le berceau des populismes, offre d’autres explications à la longévité des populismes. Plus qu’une simple idéologie de crise, corollaire de la désillusion de la démocratie représentative, les populismes se sont institutionnalisés et sont devenus des véritables socles de l’action publique. Cette institutionnalisation n’est pas synonyme de stabilité (par exemple, la présidence de Hugo Chávez au Venezuela se heurtait régulièrement aux forces traditionnelles), et pose alors la question des chances de survie des populismes en France.
Cette survie dépend de la capacité des populistes des différents mouvements politiques français à augmenter et conserver leur électorat autour des questions qui importent vraiment aux français. Il est important de rappeler que cet électorat est en aucun idiot, et que leur adhésion, loin d’être le seul fait du succès de la rhétorique populiste, tient à leur réalité. A contrario, la mise en échec d’un parti/ dirigeant populiste tient à la capacité du système politique français à éviter la concentration du pouvoir (ce qui est difficile en France, qui est un système présidentiel avec des dispositions telles que l’article 16 de la Constitution3) ou aux citoyens de renverser le pouvoir exécutif et législatif, si les promesses populistes évincent ou déçoivent une frange trop large de la population.
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Les populismes se sont progressivement imposés comme des éléments de réponse à l’insécurité des citoyens face à un système politique qui n’est pas parvenu à les entendre.
Face à une telle force d’opposition, le challenge pour les représentants politiques est, au-delà de simplement critiquer les populismes, de proposer des alternatives inclusives et durables qui répondent aux préoccupations légitimes des citoyens, sans pour autant céder à l’urgence et à l’exclusion. La critique des populismes demeure nécessaire, mais à la place du mépris, elle devrait s’accompagner d’une réflexion profonde sur l’avenir de nos démocraties. Réconcilier le peuple et penser à long terme sont ainsi les défis majeurs à relever afin de construire un avenir favorable au vivre ensemble.
- Voir partie “origines des populismes”
- C’est-à-dire du maintien de l’ordre
- L’article 16 de la Constitution permet aux présidents de disposer de “pouvoirs étendus” sous circonstance exceptionnelle (par exemple, de crise grave).