Publié le 23 janvier 2°25. Par Cloé Lachaux.
Revaloriser la périphérie
Christophe Guilluy, No society. La fin des classes moyennes occidentales, Editions Flammarion, Coll. Champs actuel, 2018
Christophe Guilluy est un chercheur et géographe très présent dans le champ médiatique depuis le début des années 2000. Fort du retentissement de ses publications précédentes, il consacre, dans cet ouvrage, une nouvelle clé de lecture pour analyser ce qu’il qualifie plus tard de “véritable schisme” français, et plaide pour une revalorisation des classes populaires des territoires périphériques, qu’il considère comme les laissées pour compte de la mondialisation et victimes de la déconnection des élites.
Dans ce livre, Christophe Guilluy fait l’état des lieux de la sécession des classes dominantes et supérieures – “le monde du haut” – avec les classes populaires – “le monde du bas” –, qui nous éloignerait du bien commun et ne nous permettrait plus de faire société. Dans un tel contexte, les classes populaires cherchent à protéger ce qui leur reste, c’est-à-dire leur capital social et culturel, permettant une adhésion internationale au populisme. Selon l’auteur, cette adhésion et les peurs qu’elle entraîne cristallise les voix des classes populaires, qui obligeront tôt ou tard les classes supérieures à adhérer à ce « mouvement réel de société » ou à disparaître.
Le remplacement des classes moyennes par des sociétés de périphéries
Les classes moyennes actuelles seraient, selon le discours politique et médiatique, en mutation pour s’intégrer au modèle économique actuel. Selon l’auteur, il n’en est rien, car aux classes moyennes se sont substituées des classes populaires – sans conscience de classe particulière –, caractérisées par leur invisibilité territoriale, politique, sociale et médiatique : ce sont les habitants des périphéries. D’un côté les métropoles s’enrichissent et le prix de l’immobilier flambe – entraînant la sédentarisation des actifs et des jeunes des périphéries –, de l’autre les villes petites et moyennes enregistrent une désertification de l’emploi : la géographie sociale est profondément inégalitaire.
Il s’agit d’un phénomène prégnant en occident, qui explique une adhésion rationnelle aux populismes (FN, Trump, AFD, etc.), pourtant réduite, dans les discours dominants, à des marges de citoyens “extrémistes” et “peu informés”. Ce n’est plus le clivage gauche-droite qui est prégnant, mais celui des intégrés contre les exclus de la mondialisation. Ces exclus sont les sacrifiés d’un nouveau rayonnement culturel, économique et social alors même qu’ils et elles représentent la majorité de la population. Se joue alors une nouvelle structuration sociale, avec les nouvelles classes populaires contre les nouvelles classes supérieures, qui bénéficient de la mondialisation et de l’économie ultra-libérale. Bien que ne se confondant pas avec les élites mondialisées, elles participent à la domination sociale, économique et culturelle du monde « d’en bas ».
Contrairement à ces nouvelles classes supérieures, les nouvelles classes populaires subissent de plein fouet l’augmentation du chômage, le retrait des pouvoirs publics (budgets sociaux, etc.) et le désengagement de l’État. À cela s’ajoute la dette invisible des ménages et – surtout – la précarisation des retraités (qui comptent pourtant parmi les protégés de la mondialisation, car héritiers des Trente Glorieuses), traduisant une profonde régression sociale, atténuée pas une communication positive qui n’est pas représentative d’une réalité anxiogène.
En outre, l’endettement des Etats ne permet pas la protection sociale et économique de ces nouvelles classes populaires, si ce n’est au prix d’une perte de souveraineté et d’une dette illimitée (qu’ils ne sont évidemment pas prêts à sacrifier). La soumission des États à l’économie-monde et à l’industrie financière implique alors la réduction des protections sociales et occulte l’intégration économique des anciennes classes moyennes.
Ces catégories, qui étaient autrefois des modèles d’intégration, ont été progressivement reléguées au second plan géographique, économique, culturel et politique de la France en étant perçues comme racistes, « beaufs » ou incultes. Elles ont la double peine de porter l’histoire dominatrice occidentale blanche et d’être confrontées au multiculturalisme imposé par les classes supérieures mondialisées (qui, malgré leur prétention, n’y sont pas confrontées quotidiennement). Cette ostracisation rend dès lors improbable une cohabitation apaisée, puisque le retrait du statut de “référent culturel” aux catégories modestes a permis une anxiété identitaire, les enfermant dans un piège ethnoculturel destructeur de lien social.
La revalorisation du “monde d’en bas”
Pour Christophe Guilluy, il n’est plus question de lutte des classes, car elle aurait été depuis longtemps gagnée par celle dominante en idéologie (pas en nombre bien sûr). Le monde «d’en haut» ne prend plus en compte le monde « d’en bas » ; il n’y a plus de commun ni de valeurs partagées: c’est la société qui s’effondre.
La bourgeoisie s’est lentement éloignée des classes moyennes en se repliant sur elle-même, non sans faire preuve d’arrogance morale et d’égoïsme. Comme les discours des classes supérieures s’inscrivent dans l’idéologie dominante, le débat public est verrouillé, sous couvert d’antiracisme ou d’antifascisme. Celles qui ne cessent de promouvoir le vivre ensemble se désolidarisent pourtant du “monde du bas”, des “boulets sociaux”.
Selon l’auteur, nous sommes ainsi entrés dans un monde de petites sociétés, dans lequel la solidarité serait soit contrainte, soit le propre de communautés. C’est à cet agrégat de petites sociétés que le monde politique s’adresse. La paranoïa identitaire, qui n’est pas le propre des classes populaires, renforce ce phénomène par le rejet des différents groupes ethniques, culturels et religieux. Toutefois, malgré un socle commun, ces peurs d’instabilité face aux flux migratoires sont aujourd’hui analysées sous le prisme du mépris de classe.
C’est dans un tel contexte que les classes populaires ont récemment amorcé un basculement des rapports de force.
En occupant la majorité des territoires et en défiant les injonctions du “monde d’en haut”, ces classes ont réaffirmé leur capacité à influencer le réel. Cette défiance s’est manifestée par de nouvelles revendications et dynamiques culturelles et électorales, jusqu’alors invisibilisées (par exemple, le mouvement des gilets jaunes, ultérieur à l’écriture de ce livre, est indissociable, selon l’auteur, de la question des visibilités).
Cette défiance est cristallisée par l’adhésion universelle aux idéaux populistes, qui a contraint les médias à reconnaître de nouvelles thématiques et des contre-discours, tels que le contrôle des flux migratoires ou le retour au protectionnisme. Cela relève, pour l’auteur, de la nécessité de refaire société, puisque ces nouvelles ambitions viennent du peuple même. Il est toutefois persuadé que “refaire société” et réintégrer le cadre de solidarité nationale se manifesterait par le” vivre ensemble séparé”, une stratégie qui consisterait à minimiser les contacts entre communautés pour assurer une fraternité relative.
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La mondialisation a entraîné le basculement du prisme des sociétés attachées à un récit national, vers une société d’individus se déterminant à partir de la place qu’ils occupent dans le monde. L’anxiété d’une domination culturelle a ajouté un autre prisme : celui de l’attachement à une identité ethnoculturelle. La volonté de protéger cette nouvelle identité a amorcé une dynamique inédite pour les classes populaires : elles ont pris conscience de leur réalité commune et souhaitent être réintégrées économiquement, géographiquement et socialement
Ainsi, pour Christophe Guilluy, les classes populaires sont en marche pour maîtriser leur destin ; et leur renaissance devrait être accompagnée, par contrainte de faire société au prix de leur disparition, par une fraction des classes supérieures réalistes de ce changement de rapport de force.