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Les biais de la démocratie représentative


Publié le 31 janvier 2025. Par Cloé Lachaux.

Penser la démocratie représentative

Les origines de la représentation nous ramènent à l’Antiquité, où naît la nécessité de désigner des représentants – selon leur richesse, leur métier, leur expertise – pensés comme plus compétents pour diriger les affaires de la cité que le reste des citoyens.

Au Moyen Âge, cette idée est toujours partagée, mais largement occultée par le système monarchique et la prégnance de l’État religieux.

C’est Montesquieu, avec De l’esprit des lois (1748), qui permettra la diffusion de la représentation comme un principe politique, dans un contexte de rayonnement des idées de “l’Europe des Lumières”. Selon lui, c’est un outil indispensable aux “grands” États, puisque techniquement comme pratiquement, il serait impossible de réunir tous les citoyens en assemblée en leur assurant une voix égale, d’autant plus qu’il considère que le nombre n’est pas une qualité créatrice de discernement. Il rejette dès lors le système démocratique, et, dans cette mesure, considère que seuls des citoyens éclairés et compétents seraient en mesure de voter et de gouverner, avec pour équilibre la séparation des pouvoirs.

Quelques décennies plus tard, le principe de représentation est consacré par l’article 21 de la DDHC de 1789, qui dispose que “toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis”. Conformément à cette déclaration, Emmanuel Joseph Sieyès, l’un des co-rédacteurs de la Constitution de 1791, déclare que “la France ne doit pas être une démocratie, mais un régime représentatif”.

C’est avec la Monarchie de Juillet (1830-1848) que le terme de “démocratie représentative” est introduit pour la première fois, en étant décrite comme un “gouvernement représentatif” (idée reprise des “doctrinaires”, des royalistes libéraux partisans d’une monarchie constitutionnelle sous la Restauration), au sein duquel l’État serait en mesure de correspondre avec les citoyens par le biais de représentants élus en mandats limités, par l’expression d’un transfert de responsabilité (le vote). Dans ce contexte, la souveraineté est partagée et le pouvoir réparti entre des citoyens envisagés comme justes et capables de raison. En 1848, c’est pourtant le système de république qui prévaudra sur ce gouvernement représentatif.

Le système de démocratie représentative actuel est celui de la Constitution de la Ve République, qui reprend la “souveraineté nationale”, définie depuis 1789 dans la DDHC, et le suffrage universel comme des socles de la démocratie en France. Selon cette Constitution, le Gouvernement et le Parlement peuvent tous les deux être à l’initiative des lois, mais seul le Parlement peut examiner et voter ces lois (sauf exception telle que l’article 49 alinéa 3). Ce Parlement est composé de deux chambres ; l’une dont les membres sont élus pour cinq ans renouvelables au suffrage universel direct – l’Assemblée nationale –, l’autre dont les membres sont élus pour six ans renouvelables au suffrage universel indirect, par un cortège de grands électeurs – le Sénat.

 

Le paradoxe de la démocratie représentative

Ainsi, la démocratie représentative peut être définie comme un système dans lequel la gestion des affaires publiques est confiée à des représentants élus à échéances régulières, censés exercer le pouvoir au nom du peuple et de ses intérêts.

Bien que le système représentatif n’ait jamais été appliqué comme un miroir de la volonté générale du peuple (ce qui est infaisable considérant la diversité d’opinion et le risque de menace pour les minorités en nombre), il tient à une représentation par la proposition et l’application de lois censées correspondre à la volonté générale. En réalité, la capacité de regard et d’action des citoyens vis-à-vis des lois votées quotidiennement – et donc du cœur de la société – ont été largement occultées au profit du jeu politique.

Cet article tient ainsi à souligner l’éloignement de plus en plus prégnant des citoyens du monde politique, à travers des dénonciations récurrentes des dysfonctionnements de la démocratie représentative.

 

Mise à distance de la gouvernance

Le premier élément qui met à mal la démocratie représentative est l’écart réel et perçu entre les citoyens et la gouvernance.

En effet, bien que le peuple soit souverain, il apparaît que les institutions ne soient pas si accessibles, et que la voix du peuple peine à se faire entendre – y compris à travers les manifestations, les grèves ou même le vote – face à des institutions en situation de quasi-monopole. De fait, il n’existe pas, à ce jour, d’assemblée ou de pouvoir politique citoyen équivalent qui leur permettraient d’évaluer/ de produire des lois ou de l’action publique.

Les échecs successifs des grandes conventions citoyennes pour le climat (2019) et l’accompagnement sur la fin de vie (2022) étaient pourtant prometteuses, mais l’une a seulement vue 15 de ses 149 mesures être reprises, et l’examen de l’autre a été brutalement interrompu par la récente dissolution de l’Assemblée nationale1. Ces échecs renforcent une distance entre les citoyens et la gouvernance, en démontrant la difficulté des institutions à transformer les propositions et le travail citoyen en mesures d’action publique. L’exemple d’ébauche de constitution islandaise en 2011, par 950 citoyens tirés au sort pour en rédiger un premier jet, bien que rejeté par le Parlement islandais2, a pourtant prouvé la compétence des citoyens non-experts à soumettre des productions à valeur constitutionnelle.

En outre, le manque de transparence du travail politique et institutionnel est souvent reproché au gouvernement, et en particulier à celui d’Emmanuel Macron, à travers, par exemple, l’opacité du travail du Conseil de défense sanitaire sollicité de façon récurrente lors de la crise du Covid (dont les membres tenaient à une vingtaine de personnes), qui a fait la pluie et le beau temps des décisions du gouvernement. De ce fait, la défense d’une gouvernance technocratique opposant experts et non-sachants, selon un système extrêmement descendant et exclusif, est aujourd’hui largement dénoncé.

 

Mise à distance des élus

Une seconde fracture propre à la démocratie représentative est la distance entre les représentants et les représentés – à l’exception mesurée des élus locaux –, cristallisée par une forte perte de confiance et une défiance.

Cette fracture s’explique d’abord par un manque de représentation (en particulier d’origines sociales) dans les institutions, qui se joue au moment des campagnes. De fait, le système de représentation valorise les profils qui disposent de qualités pour conquérir le pouvoir, et moins pour l’exercer, à défaut d’expérience extra-politique. Ainsi, plusieurs franges de la population sont occultées – bien que représentées dans certains discours – selon leur catégorie sociale ou leur incapacité à se faire entendre.

En outre, au-delà d’une connexion assez faible, qui peut se résumer aux périodes de campagnes dans lesquelles ces élus sont surinvestis, la proximité entre les élus et citoyens est extrêmement relative. Les citoyens n’ont pas le temps de “surveiller” le travail et le vote de leurs élus, bien qu’ils soient disponibles quotidiennement via LCP ou Public Sénat, et dès lors leur champ d’action, dans les limites de ce qui est permis par le partisanat, est assez libre vis-à-vis de leur responsabilité auprès des citoyens (d’autant plus que les citoyens ne peuvent pas “rappeler”3 les élus).

 

Mise à distance de la participation politique

La fracture la plus importante de la démocratie représentative est l’éloignement des citoyens de la participation politique. Elle se cristallise par une inversion des rapports de force, fondamentalement contradictoire au principe de “peuple souverain” : les citoyens n’arrivent pas à imposer les sujets qu’ils trouvent importants et, à plus forte raison, se font “raisonner” sur certaines questions. Le référendum de 2005 sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe en représente le parfait exemple, en étant refusé par les citoyens et pourtant finalement adopté, à peu de choses près, par le Parlement.

Cette négation des voix citoyennes n’est pas améliorée par la quasi-absence d’opportunité pour les citoyens de s’exprimer directement aux institutions, en dehors de la participation périodique lors des temps électoraux. En effet, il n’existe pas de lieux réservés au débat public et à la prise de décision collective, avec un impact sur le gouvernement, autrefois plus ou moins assurés par des corps intermédiaires – qui permettaient le lien entre représentants et représentés – aujourd’hui affaiblis (en témoigne la non prise en compte des forces syndicales lors de la réforme des retraites en 2023).

Dans un tel système, les citoyens sont déresponsabilisés et déconnectés de la citoyenneté, reflétant au mieux un désintérêt pour la politique, au pire un sentiment d’illégitimité, de défiance ou de rejet. Il en résulte une crise de confiance et un désengagement politique retraçable par de forts taux d’abstention, et ce, y compris aux dernières élections présidentielles4.

L’écart se creuse ainsi entre une “majorité sociale et une minorité électorale”5.

 

Mise à distance du réel au profit du jeu politique

Enfin, un autre écueil de la démocratie représentative tient à l’éloignement des citoyens de l’essence du “faire société” : la loi. L’accent est rarement mis sur la loi, son contenu, et l’implication de son application, et ce, au profit de grands concepts, valeurs, figures et oppositions à visées médiatiques.

La technicité des lois occulte la communication de ses dispositions, et amenuise la capacité d’intérêt des citoyens à cet égard (personne n’a envie ni le temps de lire une proposition de loi brute). De surcroît, le système partisan tend à obstruer le travail parlementaire par le souci absolu de trouver des différences avec ses adversaires pour le jeu politique (on ne s’allie pas avec tel ou tel groupe pour des raisons idéologiques).

Cette logique d’opposition, au-delà de sa tendance à jouer sur la peur et la diabolisation des autres plutôt que sur la réconciliation, ne permet pas de respecter une logique de production politique efficace. Elle est d’autant plus inefficace qu’elle détériore le débat public, en créant des groupes homogènes et hermétiques, soudés par le rejet viscéral de l’adversaire.

Ainsi, ce jeu politique a tendance à favoriser le médiatique par rapport au concret, et donc la spectacularisation au détriment de la prise de décision collective.

 

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En conclusion, les accusations récurrentes portées à l’encontre de la démocratie représentative et de ses différents représentants fragilisent indéniablement la cohésion sociale. Imaginée comme un moyen juste et raisonnable d’expression citoyenne, elle apparaît aujourd’hui comme plus propice à la polarisation qu’à la prise de décision.

À la Revue de la Démocratie, notre ambition est de démontrer qu’il ne s’agit pas d’une fatalité, et que la littérature actuelle, française comme internationale, foisonne de propositions pour corriger ou changer de modèle au profit d’une “meilleure” démocratie. Nous vous invitons ainsi à explorer les rubriques de cette revue afin de découvrir les pistes prometteuses de différents auteurs déterminés à réformer notre démocratie.

  1. Emmanuel Macron a déclaré la dissolution de l’Assemblée nationale le 09 juin 2024
  2. Pour plus d’informations sur le projet de Constitution islandaise, voir l’article dédié au livre Open Democracy. Reinventing Popular Rule for the Twenty-First Century d’Hélène Landemore
  3. Le principe de “recall” permet aux citoyens de mettre un terme au mandat d’un élu par pétition ou référendum d’initiative.
  4. Selon le ministère de l’Intérieur, le taux d’abstention a atteint les 28,01% au second tour des élections présidentielles de 2022.
  5. Expression tirée du livre “La démocratie de l’abstention” (2007) de Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen

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