Publié le 31 janvier 2025. Par Cloé Lachaux.
Généalogie de l’élitisme
À l’origine, l’“élitisme” vient du latin eligere qui signifie “faire un choix”. Au fil des siècles, cette définition évolue pour désigner la valeur de celui ou de ce qui est choisi, en référence à des milieux très hiérarchiques tels que l’école, l’université ou le monde militaire. Avec les Lumières, cette définition prend une nouvelle teinte pour explicitement désigner le talent, le don ou la compétence d’un individu.
Cette notion naissante d’expertise s’accompagne de celle de légitimité – dans le sens du mérite – des élites, ce qui n’exclut pas qu’en parallèle, les élites économiques, politiques et intellectuelles s’imposent par leur richesse et par le pouvoir qu’ils acquièrent grâce à elle (ces élites correspondent largement aux classes nobles et à la haute bourgeoisie, selon une tradition monarchique encore prégnante en France).
Un siècle plus tard, en Italie, une école de sociologues analyse le concept d’élitisme, notamment grâce au travail de Vilfredo Pareto, qui, dans son Traité de sociologie générale (1916) en donne une définition précise en identifiant les élites comme des “experts de leurs activités”.
Au contraire de Marx, qui considérait que les formes de dominations politiques partaient de la domination économique, Pareto pense que c’est l’absence d’exercice du pouvoir qui entretient cette domination et qui définit la hiérarchie des groupes sociaux. Selon lui, les élites, inférieures en nombre mais capables d’autorité, se caractérisent par la conscience, la revendication et l’exercice du pouvoir. Ainsi, les dirigeants au sein d’un gouvernement, soutenus dans une certaine mesure par une frange d’élites issues des classes dominantes, forment une minorité qui gouverne, et ce, dans toutes les sociétés et quel que soit le régime politique en place.
Cette thèse s’exporte aux États-Unis et est, par la suite, largement analysée : en pensant l’élitisme dans un contexte sociologique, de hiérarchie de classes et de structure de la société, les élites telles que Pareto les a envisagées deviennent indissociables du pouvoir. Que ce soit à l’échelle culturelle, intellectuelle, économique ou politique, elles sont perçues comme les forces qui, à elles seules et malgré leur minorité numérique, parviennent à imposer leurs idées et leurs courants de pensée à la majorité. Leur pérennité tient alors à leur circulation, à leur domination intellectuelle et à leur hétérogénéité. Cette domination est à la fois la cause et la conséquence du statut d’autorité que s’octroient volontiers ces élites, en se distinguant des autres en vertu de leur capital économique, intellectuel ou culturel.
C’est de ces multiples influences de la sociologie du 20ᵉ siècle que l’on tient la compréhension contemporaine de l’élitisme. Dans cet article, on parlera dès lors “d’élites” pour désigner la minorité plurielle et difficilement pénétrable d’individus qui dessinent les contours de la justesse politique, économique et culturelle en France.
Un gouvernement des experts
L’élitisme politique revêt un caractère particulier dans ce contexte. C’est le système représentatif qui a pérennisé l’idée que, en démocratie, l’expertise permet le statut d’élites, puisque les représentants, en plus d’être élus, seraient plus compétents que le commun des citoyens pour prendre des décisions pour eux, à leur place. Les citoyens ordinaires ne seraient, en effet, ni assez qualifiés, ni assez rationnels, informés ou engagés pour prétendre à gouverner ; légitimant le rôle des élus, eux informés et compétents. Dans un tel gouvernement, le lien entre ces élites – les sachants – et les citoyens – les non-sachants – était néanmoins permis par la présence de puissants corps intermédiaires (syndicats, lieux de travail, associations, etc.).
Avec le déclin de ces forces intermédiaires, qui permettaient la continuité de lien entre deux sphères opposées du peuple, s’est opéré un basculement considérable. La conscience de la difficulté à intégrer les sphères politiques élitistes, alors même que la question du mérite ne leurrait plus personne, a rendu le champ lexical de l’élite indissociable de celui des privilèges (hérédité, réseaux de sociabilité, rapprochement d’élites de différents milieux, faibles opportunités d’ascension sociale…). Le couple domination-exclusion fascine toujours car il est synonyme de pouvoir, mais il est désormais profondément rejeté, et pire, tenu pour responsable de la relégation au second plan politique, économique et culturel d’une majorité de la population. Les dénonciations de concentration de pouvoirs, de surdité, d’oligarchie et de personnalisation se multiplient à mesure que les élites politiques – en majorité libérales – apparaissent comme les seuls vainqueurs des transformations structurelles (mondialisation, crise identitaire, etc.) qui ont affecté tout le reste des citoyens.
La légitimité du personnel politique en ressort alors profondément affectée : le pouvoir politique ne serait pas aussi démocratique que prétendu, en étant inégalement réparti au profit de profils dotés de prédispositions particulières (patrimoine intellectuel, académique, économique, élevé). La pertinence du modèle représentatif est ainsi, lui aussi, mis à mal puisqu’un tel système s’auto-entretiendrait en valorisant des profils très similaires (des hommes blancs de plus de trente ans, souvent peu inquiétés par leur capital économique), auxquels on reproche souvent un manque d’expérience extra-politique, qui tend à les rendre sourds vis-à-vis du public qu’ils sont censés servir et aveugles pour ce qui dépasse leurs intérêts et perspectives. La fracture avec les élus serait alors d’autant plus profonde que, conscients de leur statut d’autorité, ils feraient valoir ce qu’ils pensent être le mieux pour ceux qu’ils représentent, en leur portant en réalité préjudice (en témoigne, par exemple, l’effort colossal investi sur la communication du projet de réforme des retraites par le gouvernement en 2023).
Une majorité d’exclus
Bien qu’étant en minorité numérique, les élites politiques, intellectuelles, etc. disposent d’outils qui les différencient singulièrement des “classes” populaires et moyennes : une conscience de classe et des forces d’actions. Les citoyens “ordinaires” sont, en effet, trop différents entre eux (nouveaux immigrés, travailleurs natifs…) pour constituer un contre-pouvoir capable de rééquilibrer le jeu démocratique (qui ne se joue pas seulement en politique, mais aussi dans les médias, les administrations, les institutions judiciaires, etc.), et ce malgré des difficultés partagées.
En outre, l’introduction des classes moyennes dans les groupes défavorisés par la concentration de pouvoir de ces élites marque un nouveau tournant démocratique. En effet, ces classes ne croient plus en la capacité de l’État à les protéger (contre les crises économiques, pour permettre leur mobilité sociale, etc.) ce qui pérennise la défiance contre les institutions et le jeu démocratique. Paradoxalement, l’État n’est pas non plus protégé par les élites, qui, attirées par les nouvelles opportunités offertes par la mondialisation, s’en détachent de plus en plus au profit d’une mobilité internationale. Ceux qui monopolisent la délimitation du débat public via les institutions intellectuelles, les flux économiques et d’informations, la production culturelle, etc. s’en éloignent de fait progressivement en se rendant indépendants de ces mêmes services. Ainsi, ceux qui possèdent la parole sont de moins en moins liés aux préoccupations et intérêts des citoyens ordinaires, alors que ces derniers subissent directement leurs choix économiques et politiques. La fracture est alors réciproque, avec d’un côté du désintérêt, voire du mépris, et de l’autre de la colère, de la défiance et une profonde méfiance. Ce n’est, en conséquence, plus tant le traditionnel clivage gauche-droite mais celui des inclus contre les exclus socialement, politiquement et économiquement de ces nouvelles dynamiques qui est aujourd’hui prégnant.
À un gouvernement de technocrates s’oppose donc un peuple qui accumule les griefs. Ces griefs ont fait office de sédiment en faveur d’un regain inédit pour le populisme et surtout l’exacerbation des tensions de part et d’autre, alors que ni les élites ni les citoyens ne constituent un bloc homogène.
*
La présence d’élites en France, qu’elles soient issues du monde culturel1, médiatique ou du champ politique, est loin d’être inédite, et n’a jamais empêché une coexistence entre les citoyens français. Cependant, cette coexistence n’est pas synonyme de bonne santé démocratique, en particulier à l’heure où la société est marquée par une méfiance et une hostilité réciproque ultra-destructrice de lien social, particulièrement cristallisée dans la sphère sociale et politique.
La domination quasi totale de ces élites sur le reste de la population est dangereuse pour l’équilibre démocratique, pourtant, il paraît clair que ni leur dénonciation ni leur révocation ne résoudront la crise du lien social en France. Dès lors, l’abandon du système technocratique actuel, source d’inégalités profondes et de sentiment d’impuissance pour la majorité, est une nécessité impérieuse pour les élites dirigeantes. Ce changement vers un système plus pluraliste, équilibré et inclusif est indispensable pour redonner du pouvoir d’action aux citoyens, restaurer une société du vivre ensemble et endiguer la montée des haines nourrissant le populisme et l’autoritarisme.